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TESTIMONIUM

DE L. ANNEI SENECE

AD MARCIAM CONSOLATIONIS

LIBRO.

ÉLOGE de Marcia. Exemples, inutilité de la douleur. Incertitude des événemens. Liaison de la vie avec la mort. Sort dont son fils était menacé. Discours du père à sa fille.

Marcia était fille de Crémutius Cordus, à qui l'on fit un crime d'avoir loué Brutus, et appelé Cassius le dernier des Romains, dans une histoire qu'il venait de publier. Crémutius se laissa mourir de faim, pour se soustraire à la haine de Séjan. Alors, par une mort volontaire, on affligeait des scélérats privés du plaisir d'assassiner. Les livres de Crémutius furent condamnés au feu; sa fille les conserva.

On lit dans cet ouvrage de Sénèque que les flammes avaient consumé la plus grande partie des monumens des lettres romaines; trait qui ne peut avoir rapport à l'incendie de Néron, postérieur à cette Consolation.

Le philosophe débute avec une fermeté, une noblesse dont tout homme qui a de l'élévation et quelque génie sera frappé. Son exorde n'est indigne ni de Démosthène, ni de Cicéron, ni de Bossuet. Sénèque propose à Marcia l'exemple d'Octavie après la mort de Marcellus, et celui de Livie après la mort de Drusus : il assied à côté d'elle le philosophe Aréus; ce qu'Aréus disait à Livie, il l'adresse à Marcia. Après Aréus, c'est Cordus qui

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parle à sa fille. Aux traits empruntés de l'histoire, il fait succéder les raisons de la philosophie, l'apologie de la mort, le tableau des dangers de la vie, l'apothéose de son fils admis au rang des immortels; et il finit par une très-belle prosopopée, dans laquelle Cordus, du haut des cieux, relève l'ame abattue de Marcia, sa fille.

Il me semble que la Consolation est un genre d'ouvrage peu

commun chez les anciens, et tout-à-fait négligé des modernes. Nous louons les morts qui ne nous entendent pas; nous ne disons rien aux vivans qui s'affligent à nos côtés. Cependant à quoi l'homme éloquent peut-il mieux employer son talent qu'à essuyer les larmes de celui qui souffre; à l'arracher à sa douleur pour le rendre à ses devoirs ; à le réconcilier avec la vie, avec ses parens, avec ses amis, par la considération du bien qui lui reste à faire; à déchirer le crêpe qui voile le ciel aux regards du malheureux, et à restituer la sérénité au spectacle de la nature? ce serait d'ailleurs un moyen très-délicat de louer le mort, s'il en valait la peine.

A quelque heure du jour ou de la nuit qu'Ariste lise ces lignes, il se rappellera ce que Pithias lui disait, lorsqu'après la perte d'une épouse chérie, il s'écriait, en versant un torrent de larmes : «< Il n'y a plus de bonheur pour moi dans ce monde.— Il n'y a plus de bonheur pour vous dans ce monde ! et vous êtes opulent, et il existe autour de vous tant de malheureux à soulager! »

La vie d'Ariste a bien prouvé, jusqu'à ce jour, qu'entre toutes les consolations qu'on pouvait lui proposer, Pithias avait rencontré celle qui convenait à son ami le tems lui en offrit d'autres qui n'étaient pas moins solides.

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Il y avait trois ans que Marcia pleurait la mort de son père, lorsque Sénèque lui adressa cet ouvrage,

Je tiendrai parole; je me contenterai d'indiquer quelques-uns des beaux traits qu'on y lit.

« Ce ne sont pas les pleurs qu'on se permet, qui prolongent le spectacle de la douleur; ce sont ceux qu'on se commande. »

Rien de plus ingénieux que la comparaison du voyage de la vie avec le voyage de Syracuse.

« Vous vous embarquez pour Syracuse; qui que vous soyez, connaissez les avantages et les inconvéniens de votre voyage. Vous verrez le bras de la mer qui sépare l'île du continent; vous côtoierez l'abîme si célébré par la fable, et dont le vent impétueux du midi change la surface paisible en un gouffre où les vaisseaux vont se perdre; vous boirez les eaux limpides de l'Arethuse, qui semble traverser celles de la mer sans en prendre l'amertume; vous visiterez les lieux où la puissance d'Athènes vint échouer ; vous entrerez dans ces prisons ou rochers creusés à une profondeur incroyable, séjour de la douleur et des gémissemens; vous jouirez du spectacle étonnant d'une ville dont la vaste enceinte renfermerait des états. Si les hivers de la contrée sont doux, ses étés sont funestes. Là, vous trouverez un tyran, ennemi de la liberté, étranger à toute justice, à qui la philosophie ne put inspirer un sentiment d'humanité, quelque respect pour les lois, plongé dans la débauche au milieu d'un troupeau d'émules, de fauteurs et de compagnons de sa lubricité; des tyrans subalternes à la merci desquels la fortune et la vie des citoyens sont abandonnées, des assassins soudoyés, un sénat sans force et sans dignité, des prêtres sans mœurs, tous les vices du luxe, tous les crimes de la misère, toutes les perfidies de l'intérêt personnel, toutes les alarmes suscitées par le despotisme, l'espionnage et les délations : vous entendrez les imputations de la jalousie accréditées par la haine, et répétées par l'ennui; vous tomberez dans un chaos de forfaits et de vertus. Vous voilà bien prévenu; si vous vous trouvez mal de votre séjour en Sicile, ne vous en prenez qu'à vous. Je vous entends; vous ne vous êtes pas mis en mer librement, c'est le sort qui vous a jeté dans Syracuse : j'en conviens; mais qui vous y retient?.... » Sénèque compare ensuite l'homme prêt à entrer dans le monde, avec le voyageur embarqué pour Syracuse; et le discours qu'il adresse au premier sur la limite de l'existence et du néant est d'un philosophe instruit pour son siècle, et d'un orateur éloquent

dans tous les tems. On serait tenté de croire que la peinture de Syracuse est celle de Rome sous Tibère ou sous Caligula.

« L'affliction devient la volupté lugubre d'une ame infortunée............ » La vérité de cette pensée ne sera sentie que des ames

tendres.

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Sylla prit le surnom d'Heureux, sans redouter ni la haine des hommes, sur le malheur desquels il avait fondé sa prospérité, ni la jalousie des dieux, complices de l'excès et de la durée de son bonheur. »

En prenant aux pieds des autels le surnom d'Heureux, il se mit sous la protection des dieux; son assassin aurait commis un sacrilège. Je n'en regarderai pas moins son impunité comme un prodige de la générosité romaine.

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« La douleur des animaux est violente et courte..... » Est-ce une raison pour blâmer la douleur profonde et durable de l'homme? La brute! beau modèle à proposer à l'homme affligé. Que l'homme connaît peu la misère de son état, s'il ne regarde pas la mort comme la plus belle invention de la nature ! « Vous enviez à votre fils la destinée de votre père, et vous le plaignez sur un sort que votre père a désiré. »

Les motifs que Sénèque emploie dans ses consolations sont une cruelle satire du règne des tyrans ; je me plais à l'avouer: combien il en faudrait effacer de lignes aujourd'hui !

Les funérailles des enfans sont toujours prématurées lorsque les mères y assistent. >>

Idée touchante, qui a tout-à-fait le caractère de l'ancien tems, et le tour homérique.

Au chapitre XVIII, dans l'endroit où il arrête un des ancêtres de Marcia sur la limite de l'existence et du néant, le livre des destinées lui est ouvert, et la nature lui dit : « Tu connais à présent les biens et les maux qui t'attendent, toi et ta longue postérité; veux-tu être ou ne pas être?... » Puis il ajoute : « Marcia, on a choisi pour vous. »

« Je vois toutes les misères de la vie; mais à côté d'elle, je vois la mort. »

Il faut convenir que ce motif de consolation donne une haute idée de la fermeté de caractère dans la personne à qui l'on ose le proposer. Les sentimens religieux à part, quelle est celle d'entre nos femmes à qui l'on pourrait dire: Vous ne sauriez cesser de souffrir? mourez.

« Votre fils est mort trop tôt? Et Pompée, et Cicéron, et Caton, et tant d'autres, ont vécu trop d'une année, trop d'un jour..... » Cela est beau.

Ce qui suit est de tous les pays et de tous les tems : « Voyez la multitude des mères qui se désolent sur leurs enfans vivans : votre fils a échappé à la perversité de son siècle, et vous le regrettez ! »

J'ai à côté de ma table, tandis que je prononce tout haut ces dernières lignes que je viens d'écrire, une mère qui me répond : Avec tout cela je veux conserver mes enfans......» Mais puisque vous êtes à chaque instant menacée de les perdre, apprenez ce que vous auriez à vous dire si ce malheur vous arrivait.

Sénèque évoque des cieux l'ame de Crémutius, qui s'adresse à sa fille; et la Consolation finit par ce morceau d'éloquence, qui mérite d'être lu.

FINIS LIBRI DE CONSOLATIONE AD MARCIAM.

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