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vous gâte, et je ne vous reconnais plus. Voulez-vous donc que je me fasse ermite, ou que j'aille m'ennuyer conjugalement avec quelques unes de ces respectables femmes, qui ne s'occupent qu'à tourmenter leurs chers maris du matin jusqu'au soir, et du soir jusqu'au matin? D'ailleurs la coutume de se marier se perd de jour en jour; et même ceux qui se marient ne s'épousent plus. Sachez qu'il n'y a pas de sort plus heureux que celui d'un célibataire qui ne manque ni de tournure ni d'esprit les mamans lui font la cour; les petites rusées de filles le lorgnent du coin de l'œil; il n'est embarrassé que du choix des plaisirs (1).

:

FREEMAN.

Mais la vieillesse arrive!

(1) Le major ne répond pas directement au reproche de Freeman, et il se tire d'affaires par de mauvaises plaisanteries. La seule expression qui me frappe dans sa réponse est celle-ci : Ceux qui se marient ne s'épousent plus. Elle est empruntée de Montaigne. Je

LE MAJOR.

Bon! la vieillesse ! Est-ce qu'on vieillit à Paris?

Au surplus, continua Floranville, en tirant sa montre garnie d'une chaîne d'or et d'une prodigieuse quantité de bagues, de cachets et de pierres colorées, je vois qu'il est temps d'aller joindre mes observateurs. Adieu, Freeman. Malgré votre morale, vous êtes au fond un bon diable, et je vous instruirai de la suite de mon aventure. Vous pourrez en faire une nouvelle intéressante, et l'insérer dans vos mémoires pour l'instruction de la postérité.

le

ne saurais croire qu'un homme aussi frivole que major donnât beaucoup de temps à la lecture des philosophes. J'aime mieux supposer que c'était une réminiscence des conversations qui avaient lieu régulièrement une fois par semaine chez Kerkabon.

(Note de l'Éditeur.)

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A ces mots le major me quitta d'un air leste. Pour moi je me retirai de mon côté, réfléchissant sur la fausse idée que la plupart des hommes se font du vrai bonheur. Je méditais encore sur ce sujet lorsque j'arrivai chez mon ami Duhamel, que je voulais saluer en passant.

CHAPITRE V.

MONSIEUR ET MADAME DUHAMEL.

Il n'était point chez lui; je ne trouvai que madame Duhamel, qui me reçut fort bien et m'obligea de m'asseoir, en m'assurant que son mari ne tarderait pas à rentrer. Il était allé à la vente d'une bibliothèque, dont il n'avait pas manqué une seule vacation; il revenait tous les jours suivi d'un ou de deux porteurs chargés de livres de tous les formats. Il en remplissait aussi ses poches, qu'il avait fait faire exprès d'une ampleur demesurée, et en fourrait même jusque dans son estomac.

Madame Duhamel est une femme estimable, craignant Dieu et son mari ; elle se pique d'avoir du bon sens, et ne parle jamais sans laisser échapper quelqu'une de ces véri

tés que personne ne s'avise de contester. Si vous lui dites qu'il pleut, elle ne manque pas de répondre qu'après la pluie vient le beau temps; si par hasard on vient à parler de la mort de quelqu'une de ses connaissances, elle observe judicieusement que nous devons tous mourir un jour. Elle est de plus excellente ménagère; et je me rappelle qu'un soir elle m'entretint pendant deux heures et demie sur une manière de confire les concombres qu'elle a inventée et perfectionnée. Quoiqu'elle réside à Paris depuis plusieurs années, elle n'est pas encore accoutumée au séjour de cette ville; le grand monde n'a point d'attrait pour elle; le souvenir du bonheur et de la considération dont elle jouissait dans le Dauphiné est l'objet continuel de ses discours et de ses regrets.

Malgré la manière agréable dont elle avait reçu ma visite, je crus m'apercevoir que son esprit n'était pas tranquille, et je lui demandai si elle se trouvait indisposée. «Non, me répondit-elle, je me porte fort bien : car j'ai soin de ma santé, et vous n'ignorez pas que

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