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ans j'étais à sa poursuite; et jusqu'ici il avait échappé à toutes mes recherches. Je lui demandai quel était cet ouvrage, dont j'entendais parler pour la première fois. Il me répondit qu'il n'avait aucune sorte de mérite; que l'auteur était un homme sans principes, digne du mépris de tous les honnêtes gens; mais enfin, ajouta-t-il, c'est un livre introuvable, dont l'auteur a été brûlé vif: je ne le changerais pas contre les oeuvres de saint Augustin.

Nous parcourumes les titres de quelques autres livres, entre lesquels je remarquai : L'Imitation de Jésus-Christ, première édition de l'abbé de Choisy; la Galerie des femmes fortes, par le père Lemoyne, et les Arrêts d'amour de Martial d'Auvergne, commentés en latin par le célèbre jurisconsulte Benoît Lecourt. Après cette revue bibliographique, je pris congé de M. Duhainel et de sa raisonnable compagne.

CHAPITRE VI.

LES TEMPLIERS. - RÉFLEXIONS MORALES.

Jeudi dernier on donnait les Templiers au Théâtre-Français, et comme le philosophe a une grande estime pour cette tragédie, il me proposa de l'accompagner au spectacle. J'acceptai avec plaisir cette invitation. Nous nous plaçâmes au parterre, suivant notre usage, et nous applaudîmes de bon cœur les belles scènes dont cette pièce est remplie. Le philosophe était surtout charmé du grandmaître. Lorsque la toile fut baissée, il me dit en parlant de Jacques Molay :

Ce rôle a un physionomie particulière, qui me donne une haute idée du talent de l'auteur. Il lui fallait beaucoup de hardiesse et une jus

te confiance dans ses forces pour introduire, sur le premier plan de son tableau, un personnage qui, se trouvant toujours dominé par une seule pensée, doit paraître le même. dans toutes les situations où il est placé. L'auteur des Templiers a passionné ce caractère en lui donnant l'enthousiasme de la vertu et celui de la religion : c'est ainsi qu'il a su le rendre intéressant, élever son langage et faire naître, tour à tour, dans l'âme du spectateur, la surprise, l'admiration et la pitié. Il n'appartient qu'au talent de subjuguer les sujets les plus ingrats, et de tout vivifier par l'éloquence du style et de la pensée.

Avez-vous oublié, répondis-je au philosophe, que cette tragédie a essuyé d'amères et de nombreuses critiques?

Je le sais, répliqua-t-il ; l'envie ne pardonne qu'aux ouvrages médiocres. Mais ces critiques sont déjà oubliées, et la tragédic dont nous parlons occupera toujours un rang distingué sur la scène et dans l'estime des connaisseurs.

Ce qui me plaît encore dans cette pièce ajouta Kerkabon, c'est que les personnages sont Français. La plupart des autres tragédies roulent sur des événements et des hommes auxquels je prends peu d'intérêt. Que m'importent les fureurs d'Oreste et les malheurs d'OEdipe? Quelle instruction peut-il en résulter pour les spectateurs? Je rends hommage au génie qui a su embellir ces fictions, et qui en a fait des chefs-d'œuvre; mais j'ai toujours regretté que nos grands poètes n'eussent pas consacré leur talent à faire revivre sur la scène française les héros que la France a produits. Que de leçons utiles n'avaient-ils pas à nous offrir, et que de hautes vertus à nous faire admirer!

FREEMAN.

Vous ne songez pas qu'on nous familiarise dès l'enfance avec les personnages illustres de l'antiquité. Nous sommes un peu comme Montaigne, qui savait le Capitole avant le Louvre, et qui connaissait mieux les affaires d'Epaminondas, de Scipion, et de Métellus, que celles de ses contemporains. Les pre

miers noms qui frappent nos oreilles sont ceux des Atrides, d'Oreste, d'OEdipe, d'Achille et des autres héros grecs. En les voyant sur la scène, il semble que nous retrouvions d'anciennes connaissances, et nous entrons dans leurs intérêts comme si nous avions vécu dans leur siècle et dans leur patrie.

KERKABON.

Tant pis; c'est un vice radical de notre éducation. Nous n'avons jamais su instituer les hommes pour le gouvernement sous lequel ils sont destinés à vivre. Aussi, quels funestes effets cette admiration exclusive de l'antiquité n'a-t-elle pas produits pendant le cours de nos troubles civils? Nous avons eu des Fabricius, des Cincinnatus, des Aristides, qui n'étaient ni Romains, ni Grecs, ni Français. Si on les eût élevés convenablement; si, au lieu de charger leur mémoire des faits quelquefois exagérés, et plus souvent fabuleux, des annales grecques et romaines, ils eussent connu l'histoire de leur pays; si on leur eût inspiré l'amour de l'ordre et des lois, s'ils eussent

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