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humainement possible de faire pour me ménager la gloire du triomphe. J'avoue que je ne suis pas sans inquiétude car les approches de l'ennemi sont si rapides, qu'à la première rencontre nous nous trouverons vraisemblablement nez à nez. Qu'on se figure alors ma position. Je frémis d'avance des suites de cette

entrevue.

Le monde est si injuste, et si accoutumé à juger des événements par le succès, que, si je viens à succomber dans cette lutte inégale, on ne manquera pas de me traiter d'homme sans cœur et sans vertu. Je voudrais bien voir quelques uns de ces rigides censeurs à ma place; ils seraient plus indulgents s'ils connaissaient toute l'étendue du péril que je cours. Au surplus, quelle que soit l'issue de cette aventure, certain d'avoir fait tout ce qui dépendait de moi pour éviter les reproches, je m'envelopperai dans ma conscience comme dans un manteau sous lequel je serai à couvert des bourrasques de la calomnie.

J'écrivais ces réflexions hier lundi, à dix

heures et demie du soir; aujourd'hui toutes mes alarmes se sont dissipées. Cette aventure que je redoutais avec si peu de raison a fini par la catastrophe la plus imprévue; et, à parler franchement, je ne sais si je dois m'en féliciter. J'étais à mon poste à trois heures précises, et j'attendais avec impatience que l'ennemi se présentât. Personne ne s'offrant à ma vue, j'ai supposé que la dame dont il est question, étonnée de ma résistance, avait renoncé à ses projets hostiles. Je me complaisais dans cette idée, lorsque la loueuse de chaises est venue m'apporter un billet.

Ce papier, m'a-t-elle dit, lui avait été confié par une dame qui était venue depuis plusieurs jours au Luxembourg; elle l'avait priée de me faire ses compliments, et de me le remettre, en me désignant sous le nom du grand homme noir.

Surpris de cet incident, j'ai donné quelque argent à la loueuse de chaises, et j'ai gardé le billet. Je ne savais trop quel parti prendre: je craignais que ce ne fût un stratagème; ce

papier mystérieux renfermait peut-être quelque poudre de sympathie dont il m'était impossible de calculer les effets.

Cependant je me suis reproché ma timidité, et j'ai rompu le cachet. Quel a été mon étonnement de lire les lignes suivantes :

«<< MONSIEUR,

>> Je professe l'art de la peinture, et je >> cherche partout des originaux qui puissent >> me servir de modèles. J'achève dans ce >> moment-ci un tableau de l'Adoration des » rois que je compte exposer au prochain sa >> lon. Toutes mes figures étaient prêtes, >> excepté celle du roi arabe; je désespé>> rais d'en rencontrer une qui répondit à » l'idée que je me suis faite de ce personnage, » lorsque j'ai eu le bonheur de vous voir. >> Votre figure orientale m'a singulièrement >> frappée; et je vous demande bien pardon » de la liberté que j'ai prise de la dessiner >> sans votre aveu. Je craignais un refus qui

>> m'aurait privée d'un grand avantage car » je ne savais où trouver un visage arabe, et >> le vôtre est parfait sous tous les rapports. >> Je suis sûre qu'il aura du succès, et sera goûté de tous les connaisseurs. J'aurai l'hon»> neur, si vous le désirez, de vous en en>> voyer une copie.

>> Votre très humble servante,

» SUSANNE LESUEUR. >>

Je laisse à deviner au lecteur l'effet que cette lettre a produit sur moi, et si je serais beaucoup flatté de me trouver l'année prochaine au salon entre le mage noir et le mage persan. Toutefois cette aventure me servira de leçon, et je ne m'alarmerai plus si aisément lorsque je verrai de belles dames fixer sur moi leurs regards; je me souviendrai de Susanne Lesueur.

CHAPITRE VIII.

DIALOGUE DE THEOPHRASTE.

Je persécute quelquefois mon ami Duhamel, afin qu'il me fournisse quelque bagatelle de sa composition, pour grossir le livre qui doit immortaliser le nom de Freeman. L'autre jour encore je le trouvai sur son escalier, lequel, malgré la répugnance de sa femme, est devenue une belle bibliothèque. Il était occupé à terminer son catalogue, qui doit paraître incessamment sous la forme d'un gros in-quarto. Après avoir travaillé avec lui pendant près d'une heure, il me proposa de passer dans son cabinet. Là, je lui réitérai mes prières, et, malgré sa modestie, il résolut à la fin de me donner satisfaction.

Il prit un carton vert, où se trouvent quel

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