Page images
PDF
EPUB

dans la misère et dans la disgrâce : ainsi nous voyons Adam et Ève passant de l'état d'innocence et de béatitude à la plus abjecte condition du péché et de la misère.

Les tragédies des anciens qui ont eu le plus de succès, et particulièrement celle d' OEdipe, roulent sur une action implexe : le sujet de cette tragédie, si nous en croyons Aristote, est un des plus heureux qu'il y ait. Je me suis attaché, dans un discours précédent, à montrer que la catastrophe malheureuse d'une fable implexe est plus propre à toucher le lecteur que la fable simple; cependant plusieurs excellentes pièces des anciens et des modernes sont dressées sur un plan contraire: il faut pourtant convenir que cette fable implexe, la plus propre pour la tragédie, est la moins bonne pour le poème épique.

Milton a tâché d'y remédier de plusieurs façons, et particulièrement par la mortification que le grand adversaire du genre humain essuie à son retour parmi les esprits infernaux. Il corrige encore son sujet par la vision dans laquelle Adam, à la conclusion du poème, reconnaît sa postérité qui triomphe de son grand ennemi; il est même rétabli dans un paradis beaucoup plus heureux que celui qu'il a perdu.

Il y a une autre objection à faire contre la fable de Milton ; j'avoue que cette objection est presque la même que la précédente, mais elle est placée dans un jour bien différent. On se plaindra que le héros du Paradis perdu est malheureux, et qu'il est trop inférieur à ses ennemis; c'est ce qui fit dire à Dryden que le diable était réellement le héros de Milton: je crois avoir déjà répondu là-dessus. Le Paradis perdu est un poème épique ou narratif; celui qui y cherche un héros songe à ce que Milton n'a jamais imaginé: cependant, s'il fallait

trouver un héros dans le poème, il se présente dans le Messie; il porte un caractère d'héroïsme, soit dans l'action principale, soit dans les épisodes les plus considérables. Le paganisme ne pouvait fournir une action plus grande pour une fable, que celle de l'Iliade ou de l'Énéide; c'est pourquoi les critiques profanes ont cru qu'il n'y avait rien de convenable à un poème héroïque qu'une action de même nature. Je ne m'attacherai point à démontrer que le sujet de Milton est encore plus sublime: il suffit de faire voir que le Paradis perdu a toute la grandeur du plan, toute la régularité du dessin, et toutes les beautés que nous découvrons dans Homère et dans Virgile.

Milton a entrelacé dans le tissu de sa fable quelques particularités qui ne semblent pas avoir assez de probabilité pour un poème épique : telles sont les actions qu'il attribue au Péché et à la Mort, la peinture du Limbe de vanité, et quelques endroits du second livre. De pareilles allégories tiennent plus de l'esprit de Spencer et d'Aristote, que d'Homère et de Virgile.

Il a encore fait entrer trop de digressions dans son poème. Aristote observe judicieusement que le héros doit dérober le poète aux lecteurs. En effet, l'on est bien plus touché d'entendre Énée ou Achille, que Virgile ou Homère, outre que l'auteur, en se mettant à la place de ses héros, vient à s'élever jusqu'à la dignité de leurs sentimens et à la noblesse de leurs expressions. Cicéron nous dit, en parlant de son dialogue de la vieillesse, dans lequel Caton est le principal acteur, qu'il fut surpris agréablement en le relisant, et qu'il s'imagina que c'était Caton et non lui-même qui proférait ses pensées sur ce sujet.

Si le lecteur voulait prendre la peine d'examiner l'I

liade et l'Enéide, il verrait avec étonnement que les auteurs ne paraissent presque jamais eux-mêmes, et qu'ils laissent tout dire et tout faire à leurs personnages. Milton, dans la disposition générale de sa fable, a très bien observé cette grande règle : il nous vient à peine un tiers des mains du poète; le reste est dit par Adam ou par Ève, ou par quelque bon ou mauvais esprit qui est engagé à leur destruction ou à leur défense.

De ce qui a été ici observé, il s'ensuit que les digressions ne sont point convenables dans un poème épique. Si le poète, dans le cours de sa narration, ne doit parler que le moins qu'il est possible, il ne devrait jamais suspendre la narration pour faire quelques réflexions de son chef. J'ai souvent observé, avec une secrète admiration, que la plus longue réflexion de l'Enéide est l'endroit du dixième livre où Turnus se couvre des dépouilles de Pallas qu'il avait tué. Virgile ici interrompt son action pour faire la remarque suivante :

Nescia mens hominum fati sortisque futuræ,

Et servare modum, rebus sublata secundis !
Turno tempus erit, magno quum optaverit emptum
Intactum Pallanta, et quum spolia ista, diemque

Oderit, etc.

Comme le grand évènement de l'Enéide, et la mort de Turnus, qu'Énée tua parce qu'il le vit paré des dépouilles de Pallas, roulent sur cet incident, Virgile s'écarte pour faire cette réflexion, sans quoi une si petite circonstance serait peut-être échappée de l'esprit du lecteur. Lucain, poète sans jugement, quitte souvent son sujet pour des digressions ou pour des écarts, comme Scaliger les appelle. S'il nous entretient des prodiges qui précédèrent la guerre civile, il déclame à cette occasion et

montre combien il est plus heureux pour l'homme de ne pas sentir avant le temps sa mauvaise fortune. La plainte de Milton au sujet de sa privation de la vue, son éloge du mariage, ses réflexions sur les nudités d'Ève et d'Adam, sur les repas des anges, et divers passages de son poème, sont sujets à cette censure. Malgré cela, je dois convenir qu'il y a une si grande beauté dans ces digressions, que je ne voudrais pas qu'elles fussent retranchées.

J'ai déjà parlé des caractères de Milton, et je me suis déclaré sur les personnages allégoriques qui y sont introduits.

Si nous examinons les sentimens, je crois qu'ils sont quelquefois défectueux par les raisons suivantes : il y en a de trop raffinés et qui dégénèrent en pointes. Je crains que celui du premier livre, où il parle des pygmées, ne soit de cette dernière sorte, quand il les appelle la petite infanterie enlevée par les grues.

On doit aussi reprendre la fréquente allusion aux fables païennes, qui ne conviennent pas certainement avec le sujet divin qu'il traite. Je ne blâme point ces allusions quand le poète les donne lui-même pour fabuleuses, comme il fait en quelques endroits, mais seulement quand il les rapporte comme des vérités et comme des choses de fait. Les bornes de ma dissertation ne me permettent pas d'en citer des exemples; le lecteur les remarquera aisément dans la lecture du poème.

Il pèche encore assez souvent par une ostentation inutile de science. Il est certain qu'Homère et Virgile possédaient toute l'érudition de leur temps; mais elle ne se produit dans leurs ouvrages que d'une manière indirecte et cachée. Milton semble jaloux de nous apprendre, par ses excursions sur le libre arbitre et sur la prédestination,

par un grand nombre de traits d'histoire, d'astronomie, de géographie, aussi bien que par les termes et par les phrases dont il se sert, qu'il était versé dans les arts et dans les sciences.

En dernier lieu, si nous considérons la diction de ce grand poète, nous conviendrons, comme je l'ai déjà insinué, qu'elle est souvent trop recherchée, et quelquefois obscurcie par de vieux mots, par des transpositions et par des idiomes étrangers: aussi plusieurs lui font le même reproche que Sénèque faisait au style d'un grand auteur: Riget ejus ratio, nihil in ea placidum, nihil lene. Comme je ne puis en disconvenir entièrement, j'ai pris le parti d'en faire l'apologie dans un discours précédent. Je pourrais ajouter que les sentimens et les idées de Milton sont si sublimes, qu'il lui eût été impossible de les exprimer, sans ces secours étrangers: notre langue était insuffisante pour lui; elle ne répondait pas à l'activité d'un génie qui lui fournissait des imaginations si relevées.

Un autre défaut de son style, c'est qu'il affecte assez souvent des jeux de mots. Je sais que quelques uns des plus fameux auteurs, parmi les anciens, ont mis ces figures en usage, et qu'Aristote leur a donné place dans sa rhétorique parmi les beautés de cet art: cette fausse élégance est, en soi, petite et badine; ainsi elle est à présent, comme je crois, généralement rejetée par ceux qui savent écrire.

La dernière faute que j'observerai dans la diction de Milton, c'est le fréquent usage de ce que les savans appellent mots techniques ou termes de l'art. Une des plus grandes beautés de la poésie, c'est de rendre intelligibles les choses difficiles, et d'exposer ce qui est abstrait de soi-même en des termes si clairs, qu'ils puissent être en

« PreviousContinue »