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nos gens. Il y a déjà longtemps qu'on accuse les Français de gaber. Mais il est juste de dire que cet esprit d'exagération est souvent désintéressé. II dérive du désir habituel de produire un effet; en d'autres termes, il est le résultat du génie oratoire et rhéteur, qui est un défaut et une puissance de notre caractère national.

Résignons-nous : la littérature de la France, c'est l'éloquence et la rhétorique, comme son art est la mode; toutes deux également occupées à parer, à exagérer la personnalité. La rhétorique et l'éloquence, dont elle est tour à tour l'art et l'abus, parlent pour les autres, la poésie pour ellemême. L'éloquence ne peut naître que dans la société, dans la liberté. La nature pèse sur le poëte. La poésie en est l'écho fatal, le son que rend l'humanité frappée par elle. L'éloquence est la voix libre de l'homme s'efforçant d'amener à la pensée commune la libre volonté de son semblable. Aussi ce peuple est-il, entre tous, le peuple rhéteur et prosateur.

La France est le pays de la prose. Que sont tous les prosateurs du monde à côté de Bossuet, de Pascal, de Montesquieu et de Voltaire? Or, qui dit la prose, dit la forme la moins figurée et la moins concrète, la plus abstraite, la plus pure, la plus transparente; autrement dit, la moins matérielle, la plus libre, la plus commune à tous les hommes, la plus humaine. La prose est la dernière forme de la pensée, ce qu'il y a de plus éloigné de la vague et inactive rêverie, ce qu'il y a de plus près de l'action. Le passage du symbolisme muet à la poésie, de la poésie à la prose, est un progrès vers l'égalité des lumières ; c'est un nivellement intellectuel. Ainsi de la mystérieuse hiérarchie des castes orientales, sort l'aristocratie héroïque; de celle-ci la démocratie moderne. Le génie démocratique de notre nation n'apparaît nulle part mieux que dans son caractère éminemment prosaïque, et c'est encore par là qu'elle est destinée à élever tout le monde des intelligences à l'égalité.

Ce génie démocratique de la France n'est pas d'hier. Il apparaît confus et obscur, mais non pas moins réel, dès les premières origines de notre histoire. Longtemps il grandit, à l'abri et sous la forme même du pouvoir religieux. Avant les Romains, avant César, je vois le sacerdoce gaulois, rival des chefs des clans, surgir, non pas de la naissance et de la chair, mais de l'initiation, c'està-dire de l'esprit, de l'égalité. Les Druides, sortis du peuple, s'allient au peuple des villes contre l'aristocratie. Après l'invasion des barbares, après l'organisation féodale, le Romain, le vaincu, c'està-dire le peuple, est représenté par le prêtre, élu du peuple, homme de l'esprit contre l'homme de

la terre et de la force. Celui-ci, enraciné, localisé dans son fief, et, par là même, dispersé sur le territoire, tend à l'isolement, à la barbarie. Le prêtre, comme le serf, à la classe duquel il appartient souvent, regarde vers le pouvoir central et royal. Droit abstrait et divin du roi et du prêtre; droit concret et humain du seigneur engagé dans sa terre. L'étroite association des deux premiers caractérise les rois les plus populaires de chacune des trois races: le bon Dagobert, Louis le Bon ou le Débonnaire, le bon Robert, enfin saint Louis. Le type du roi de France est un saint. Le prêtre et le roi favorisent également l'affranchissement des serfs; tout homme qui échappe à la servitude locale de la terre, leur appartient, appartient au pouvoir central, abstrait, spirituel. Prêtres et rois s'avisent enfin d'affranchir des villes entières, de créer les communes, et de chercher en elles une armée antiféodale. Alors le peuple, qui, jusque-là, n'arrivait à la liberté que dans la personne du prêtre, apparaît pour la première fois sous sa forme propre.

Mais le prêtre et le monarque se repentirent bientôt d'avoir suscité la turbulente liberté des communes, qui tournait contre eux. Les rois arrêtèrent l'émigration rapide des laboureurs, qui fuyaient les campagnes pour se réfugier derrière les murs des villes. Ils ajournèrent ainsi la chute de la féodalité. Il fallait qu'elle périt, mais par eux et pour eux d'abord, c'est-à-dire, au profit du pouvoir central. En même temps que tombent les priviléges locaux des communes vers le règne de Philippe le Bel, commencent les états généraux. Le prêtre, sortant toujours du peuple, mais peu à peu séparé de lui par l'intérêt de corps, siége comme ministre auprès du roi, et pendant cinq siècles, de Suger à Fleury, règne alternativement avec le légiste.

Si le prêtre fût resté peuple, il eût régné seul et en son propre nom; la féodalité eût fait place à une démagogie sacerdotale. Si la liberté des villes eùt prévalu, si les communes eussent subsisté, la France couverte de républiques ne fût jamais devenue une nation; il lui serait arrivé ce qu'a éprouvé l'Italie; les villes auraient absorbé les campagnes désertées par leurs habitants.

Grâce à la lente extinction de la féodalité, la France s'est trouvée forte dans les campagnes, comme l'Allemagne; forte dans les villes, comme l'Italie, vivante et féconde comme la tribu, une et harmonique comme la cité. Un pouvoir central, merveilleusement puissant, s'y est formé par l'alliance du droit abstrait du roi et du prêtre, contre le droit concret et local des seigneurs. Le nom du prêtre et du roi, représentants de ce qu'il y avait

de plus général, c'est-à-dire de divin dans la pensée | nationale, a prêté au droit obscur du peuple, comme une enveloppe mystique dans laquelle il a grandi et s'est fortifié. Et un matin, se trouvant grand et fort, il a rejeté les langes de son berceau. Le droit divin du roi et du prêtre n'existait qu'à condition d'exprimer la pensée divine, c'est-à-dire l'idée générale du peuple.

Sous la forme sacerdotale et monarchique qu'il a portée si longtemps, on pouvait entrevoir que ce peuple, organisé contre les nobles par les rois et les prêtres, n'en conservait pas moins un instinct indépendant des uns et des autres. Pour adversaire du chef de la féodalité, de l'Empereur, la France élève et soutient le pontife de Rome, jusqu'à ce qu'elle puisse l'amener à Avignon et confisquer le pontificat. C'était, au douzième siècle, un dicton en Provence : J'aimerais mieux être prêtre que de faire telle chose. Même esprit de liberté en politique sous les formes de la monarchie absolue. L'idéal historique et la jactance habituelle de la nation, fut d'être le royaume des Francs. De bonne heure, le roi de France est présenté comme un roi citoyen; lisez Comines et Machiavel. Ses parlements lui résistent; lui-même ordonne qu'on lui désobéisse sous peine de désobéissance; admirable contradiction. La monarchie y est l'arme nationale contre l'aristocratic, la route abrégée du nivellement. Tant que l'aristocratie est puissante, toute tentative contre la monarchie échouera; Marcel pourra agiter les communes, la Jacquerie soulever les campagnes. Les libertés privilégiées doivent périr sous la force centralisante, qui doit tout broyer pour tout égaler.

Ce long nivellement de la France par l'action monarchique est ce qui sépare profondément notre patrie de l'Angleterre, à laquelle on s'obstine à la comparer. L'Angleterre explique la France, mais par opposition.

L'orgueil humain personnifié dans un peuple, c'est l'Angleterre. J'ai déjà marqué l'enthousiasme que l'homme du Nord s'inspire à lui-même, surtout dans cette vie effrénée de courses et d'aventures que menaient les vieux Scandinaves. Que sera-ce lorsque ces barbares seront transplantés dans cette ile puissante, où ils s'engraisseront du suc de la terre et des tributs de l'Océan? Rois de la mer, du monde sans lois et sans limites, réunissant la dureté sauvage du pirate danois, la morgue féodale du lord, fils des Normands... Combien faudrait-il entasser de Tyrs et de Carthages pour monter jusqu'à l'insolence de la titanique Angleterre?

Ce monde de l'orgueil subit pour peine expiatoire ses propres contradictions. Composé de deux prin

cipes hostiles, l'industrie et la féodalité, l'égoïsme d'isolement et l'égoïsme d'assimilation, il s'accorde en un point, l'acquisition et la jouissance de la richesse. L'or lui a été donné comme le sable. Qu'il s'assouvisse et se soûle, s'il peut. Mais non, il veut jouir et savoir qu'il jouit ; il se retranche dans l'étroite prudence du confortable. Et cependant, au milieu de ce monde matériel qu'il tient et qu'il savoure, la nausée vient bientôt. Alors tout est perdu; l'univers s'était concentré en l'homme, l'homme dans la jouissance du réel, et la réalité lui manque. Ce ne sont pas des pleurs, des cris efféminés qui s'élèvent, mais des blasphèmes, des rugissements contre le ciel. La liberté sans Dieu, l'héroïsme impie, en littérature l'école satanique, annoncée dès la Grèce dans le Prométhée d'Eschyle, renouvelée par le doute amer d'Hamlet, s'idéalise elle-même dans le Satan de Milton. Elle s'écrie avec lui: Mal, sois mon bien ! Mais elle retombe avec Byron dans le désespoir : Bottomless perdition.

Cet inflexible orgueil de l'Angleterre y a mis un obstacle éternel à la fusion des races comme au rapprochement des conditions. Condensées à l'excès sur un étroit espace, elles ne s'y sont pas pour cela mêlées davantage. Et je ne parle pas de ce fatal remora de l'Irlande que l'Angleterre ne peut ni trainer, ni jeter à la mer. Mais dans son île même, le Gallois chante, avec le retour d'Arthur et de Bonaparte, l'humiliation prochaine de l'Angleterre. Y a-t-il si longtemps que les Highlanders combattirent encore les Anglais à Culloden? L'Écosse suit sans l'aimer, mais parce qu'elle y trouve son compte, la dominatrice des mers. Enfin, même dans la vieille Angleterre, the old England, le fils robuste du Saxon, le fils élancé du Normand, ne sont-ils pas toujours distincts? Si vous ne rencontrez plus le premier courant les bois avec l'arc de Robin-Hood, vous le trouverez brisant les machines ou sabré à Manchester par la Yeomanry.

Sans doute l'héroïsme anglais devait commencer la liberté moderne. En tout pays, c'est d'abord par l'aristocratie, par l'héroïsme, par l'ivresse du moi humain, que l'homme s'affranchit de l'autorité. Les aristocraties guerrières et iconoclastes de la Perse et de Rome apparaissent comme un véritable protestantisme après l'Inde et l'Étrurie. Ainsi commence en ce monde ce que le sacerdoce appelle l'esprit du mal, Satan, Ahriman, le principe critique et négatif, celui qui dit toujours: Non. Quand l'aristocratie guerrière a commencé par l'orgueil de la force la révolte du genre humain, l'œuvre se continue par l'orgueil du raisonnement individuel, par le génie dialectique. Celui-ci sort vite de l'aristocratie; il descend dans la masse ; il appartient à tous. Mais nulle part il ne prend plus de force que

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dans les pays déjà nivelés par le sacerdoce et la monarchie.

Ainsi s'est révélé au bout de l'Occident ce mystère que le monde avait ignoré : l'héroïsme n'est pas encore la liberté. Le peuple héroïque de l'Europe est l'Angleterre, le peuple libre est la France. Dans l'Angleterre, dominés par l'élément germanique et féodal, triomphent le vieil héroïsme barbare, l'aristocratie, la liberté par privilége. La liberté, sans l'égalité, la liberté injuste et impie n'est autre chose que l'insociabilité dans la société même. La France veut la liberté dans l'égalité 1, ce qui est précisément le génie social. La liberté de la France est juste et sainte. Elle mérite de commencer celle du monde, et de grouper pour la première fois tous les peuples dans une unité véritable d'intelligence et de volonté.

L'égalité dans la liberté, cet idéal dont nous devons approcher de plus en plus sans jamais y toucher, devait être atteinte de plus près par le plus mixte des peuples, par celui en qui les fatalités opposées de races et de climats se seraient le mieux neutralisées l'une par l'autre ; par un peuple fait pour l'action, mais non pour la conquête; par un peuple qui voulut l'égalité pour lui et pour le genre humain. Il fallait que ce peuple eût en même temps le génie du morcellement et celui de la centralisation; la substitution des départements aux provinces explique ma pensée. La révolution française, matérialiste en apparence dans sa division départementale qui nomme les contrées par les fleuves, n'en efface pas moins les nationalités de provinces qui, jusque-là, perpétuaient les fatalités locales au nom de la liberté.

Il fallait que ce génie contradictoire en apparence du morcellement et de la centralisation se reproduisit dans notre langue, qu'elle fût éminemment propre à analyser, à résumer les idées. Cette double puissance constitue le génie aristotélique, qui met en poussière les agrégations naturelles et fatales, et tire de cette poussière des agrégations artificielles qui forment peu à peu le patrimoine de la raison humaine; patrimoine légitime que la liberté a gagné à la sueur de son front.

Toutefois, avouons-le, le peuple, le siècle où tombent en même temps l'aristocratie et le sacerdoce, où le vieil ordre de la fatalité s'enfonce et se dissipe dans une poussière tourbillonnante, certes, ce peuple et ce moment ne sont pas ceux de la beauté. Le plus mélangé des peuples, et à une époque où tout se mêle, n'est pas fait pour plaire au premier aspect.

La France n'est point une race comme l'Alle

1 Est-il besoin de dire qu'il s'agit de l'égalité des droits, ou plutôt de l'égalité des moyens d'arriver aux

magne; c'est une nation. Son origine est le mélange, l'action est sa vie. Tout occupée du présent, du réel, son caractère est vulgaire, prosaïque. L'individu tire sa gloire de sa participation volontaire à l'ensemble; il peut dire, lui aussi : Je m'appelle légion. Chercherez-vous là la personnalité superbe de l'Anglais, ou le calme, la pureté, le chaste recueillement de l'Allemagne ? Demandez donc aussi le gazon de mai à la route poudreuse où la foule a passé tout le jour.

Mélange, action, savoir-faire, tout cela ne se concilie guère, il faut le dire, avec l'idée d'innocence, de dignité individuelle. Ce génie libre et raisonneur dont la mission est la lutte, apparaît sous les formes peu gracieuses de la guerre, de l'industrie, de la critique, de la dialectique. Le rire moqueur, la plus terrible des négations, n'embellit pas les lèvres où il repose. Nous avons grand besoin de la physionomie pour ne pas être un peuple laid. Quoi de plus grimaçant que notre premier regard sur le monde du moyen âge. Le Gargantua de Rabelais fait frémir, à côté de la noble ironie de Cervantès et du gracieux badinage de l'Arioste.

Je ne sais pourtant si aucun peuple mêlé à la vie, engagé dans l'action autant que la France, aurait mieux gardé sa pureté. Voyez au contraire comme les races non mélangées boivent avidement la corruption. Le machiavélisme, plus rare en Allemagne, y atteint souvent un excès dont au moins le bon sens nous préserve. Nous avons, nous, le privilége d'entrer dans le vice sans nous y perdre, sans que le sens se déprave, sans que le courage s'énerve, sans être entièrement dégradés. C'est que dans le plaisir du mal, ce qui nous plaît le plus, c'est d'agir, c'est de nous prouver à nous-mêmes que nous sommes libres, par l'abus de la liberté. Aussi rien n'est perdu; nous revenons par le bon sens à l'idée de l'ordre.

Notre vertu, à nous, ce n'est pas l'innocence, l'ignorance du mal, cette grâce de l'enfance, cette vertu sans moralité; c'est l'expérience, c'est la science, mère sérieuse de la liberté. Le bien sortant ainsi de l'expérience est fort et durable; il dérive non de l'aveugle sympathie, mais de l'idée d'ordre. Il sort de la sensibilité incertaine et mobile pour entrer dans le domaine immuable de la raison.

Il sera pardonné beaucoup à ce peuple pour son noble instinct social. Il s'intéresse à la liberté du monde; il s'inquiète des malheurs les plus lointains. L'humanité tout entière vibre en lui. Dans cette vive sympathie est toute sa gloire et sa beauté. Ne regardez pas l'individu à part; contemplez-le dans

lumières et à l'exercice des droits politiques qui doit y être attaché.

la masse et surtout dans l'action. Dans le bal ou la bataille, aucun ne s'électrise plus vivement du sentiment de la communauté, qui fait le vrai caractère d'homme. Les nobles faits, les paroles sublimes, lui viennent naturellement; des mots qu'il n'avait jamais sus, il les dit. Le génie divin de la société délie sa langue. C'est surtout dans le péril, lorsqu'un soleil de juillet illumine la fête, que le feu répond au feu, que jaillissent et rejaillissent la balle et la mort; alors la stupidité devient éloquente, la lâcheté brave; cette poussière vivante se détache, scintille, et devient merveilleusement belle. Une brûlante poésie sort de la masse et roule avec le glas du tocsin et l'écho des fusillades, du Panthéon au Louvre, et du Louvre au pont de la Grève. De la Grève? Non. Au pont d'Arcole. Et puisse ce mot s'entendre en Italie!

Ce que la révolution de juillet offre de singulier, c'est de présenter le premier modèle d'une révolution sans héros, sans noms propres ; point d'individu en qui la gloire ait pu se localiser. La société a tout fait. La révolution du quatorzième siècle s'expia et se résuma dans la Pucelle d'Orléans, pure et touchante victime qui représenta le peuple et mourut pour lui. Ici pas un nom propre; personne n'a préparé, n'a conduit; personne n'a éclipsé les autres. Après la victoire, on a cherché le héros, et l'on a trouvé tout un peuple.

Cette merveilleuse unité ne s'était pas encore présentée au monde. Il s'est rencontré cinquante mille hommes d'accord à mourir pour une idée. Mais ceux-là n'étaient que les braves, une foule d'autres combattaient de cœur ; la subite élévation du drapeau tricolore par toute la France a exprimé l'unanimité de plusieurs millions d'hommes. Cet élan si impétueux n'a pas été désordonné. On s'accorda sans s'être entendus. Par-dessus l'action et le tumulte s'éleva l'idée de l'ordre. Dans l'absence momentanée d'un gouvernement, d'un chef visible, apparut l'invisible souverain du monde, le droit et la loi. Au milieu d'un si grand trouble, pas un meurtre, pas un vol ne fut commis pendant les trois jours. Dans d'autres temps, on eùt vu ici un | miracle; aujourd'hui nous n'y voyons que l'œuvre de la liberté humaine; mais quoi de plus divin que l'ordre dans la liberté ?

Ce moment unique, qui me revient toujours en mémoire, soutient mon espérance et me donne foi aux destinées morales et religieuses de ma patrie. Au milieu de l'agitation universelle qui nous environne, je crois au repos de l'avenir. Car enfin ce peuple s'est uni un jour dans une pensée commune; l'idée divine de l'ordre a lui à ses yeux. Ce n'est pas en vain que l'on a une fois entrevu cet éclair céleste.

Ayons espoir et confiance, de quelque agitation

que soit encore remplie la belle et terrible époque où notre vie s'est rencontrée. C'est la péripétie d'une tragédie où la victime est tout un monde. Époque de destruction, de dissolution, de décomposition, d'analyse et de critique. C'est en philosophie, par l'analyse logique, dans l'ordre social, par cette autre analyse de révolutions et de guerres, que l'homme passe d'un système à un autre ; qu'il dépouille une forme pour en revêtir une autre qui donne toujours plus à l'esprit; mais ce n'est pas sans un cruel effort, sans un douloureux déchirement qu'il s'arrache à la fatalité au sein de laquelle il est resté si longtemps suspendu ; la séparation saigne aussi au cœur de l'homme. Cependant il faut bien qu'elle ait lieu, que l'enfant quitte sa mère; qu'il marche de lui-même ; qu'il aille en avant. Marche donc, enfant de la Providence. Marche; tu ne peux t'arrêter; Dieu le veut! Dieu le veut ! c'était le cri des croisades.

Ce dernier pas loin de l'ordre fatal et naturel, loin du dieu de l'Orient, en est un vers le dieu social qui doit se révéler peu à peu dans notre liberté même. Mais s'il est un moment où le premier disparaît et s'efface, où l'autre tarde à paraître, un moment où les hommes croient, comme Werner, voir sur l'autel le Christ en pleurs avouer lui-même qu'il n'y a point de dieu, dans quelle agonie de désespoir tombera ce monde orphelin? Demandez à l'infortuné Byron.

Comment du fond de cet abime allons-nous remonter vers Dieu ?

L'humanité, nous l'avons dit, procède éternellement de la décomposition à la composition, de l'analyse à la synthèse. Dans l'analyse, tous les rapports disparaissent, tous les liens se brisent, l'unité sociale et divine devient insensible. Mais peu à peu les rapports reparaissent dans la science et dans la société, l'unité revient dans la cité, dans la nature. Ce monde, naguère en poudre, se reconstitue et refleurit d'une création nouvelle où l'homme reconnait, plus belle et plus pure, l'image de l'ordre divin. Aujourd'hui la science en est à l'analyse, à la minutieuse observation des détails; c'est par là seulement que son œuvre peut commencer. La société achève un laid et sale ouvrage de démolition : elle déblaye le sol encombré des débris du monde fatal qui s'est écroulé. Ce travail nous parait long sans doute. Voilà bientôt quarante ans qu'il a commencé. Hélas! c'est plus d'une vie d'homme. Mais c'est peu dans la vie d'une nation. Tranquillisons-nous donc, et prenons courage; l'ordre reviendra tôt ou tard, au moins sur nos tombeaux.

L'unité, et cette fois la libre unité, reparaissant dans le monde social; la science ayant, par l'obser

vation des détails, acquis un fondement légitime | appelle le Verbe, la parole, la révélation. Ainsi,

pour élever son majestueux et harmonique édifice, l'humanité reconnaîtra l'accord du double monde, naturel et civil, dans l'intelligence bienveillante qui en a fait le lien. Mais c'est surtout par le sens social qu'elle reviendra à l'idée de l'ordre universel. L'ordre une fois senti dans la société limitée de la patrie, la même idée s'étendra à la société humaine, à la république du monde.

Ľ’Athénien disait : Salut, cité de Cécrops ! Et toi, ne diras-tu pas : Salut, cité de la Providence!

Le christianisme a constitué l'homme moral; il a posé dans l'égalité devant Dieu un principe qui devait plus tard trouver dans le monde civil une application féconde. Cependant les circonstances qui entourèrent son berceau, l'ont rendu moins favorable à l'action commune, à la vie sociale, qu'à la contemplation inactive et solitaire. Lorsqu'il parut, Dieu était encore captif dans le matérialisme et la sensualité païenne; l'homme était emprisonné dans l'étroite enceinte de la cité antique. Le christianisme délivra l'homme en brisant la cité, affranchit Dieu en brisant les idoles. A ce moment unique, l'homme, entrevoyant pour la première fois sa patrie divine, languit pour elle d'un incurable amour, croisa les bras et les yeux vers le ciel, attendit le moment de s'y élancer. Quand sera-ce, grand Dieu ?..... Ouvrier impatient et paresseux, qui vous asseyez et réclamez votre salaire avant le soir, vous demandez le ciel, mais qu'avezvous fait de la terre que Dieu vous a confiée? Suffit-il pour dompter la matière de briser des images, de jeuner, de fuir au désert? Vous devez lutter et non fuir, la regarder en face cette nature ennemie, la connaître, la subjuguer par l'art, en user pour la mépriser. Vous avez dissous la cité antique, la cité étroite et envieuse qui repoussait l'humanité, et, des ruines de cette Babel, vous vous êtes dispersés par le monde. Vous voilà divisés en royaumes, en monarchies, parlant vingt langues diverses. Que devient la cité universelle et divine, dont la charité chrétienne vous avait donné le pressentiment, et que vous aviez promis de réaliser iei-bas?

Si le sens social doit nous ramener à la religion, l'organe de cette révélation nouvelle, l'interprète entre Dieu et l'homme, doit être le peuple social entre lous. Le monde moral eut son Verbe dans le christianisme, fils de la Judée et de la Grèce; la France expliquera le Verbe du monde social que nous voyons commencer.

C'est aux points de contact des races, dans la collision de leurs fatalités opposées, dans la soudaine explosion de l'intelligence et de la liberté, que jaillit de l'humanité cet éclair céleste qu'on

quand la Judée eut entrevu l'Égypte, la Chaldée et la Phénicie, au point du plus parfait mélange des races orientales, l'éclair brilla sur le Sinaï, et il en resta la pure et sainte unité. Quand l'unité juive se fut fécondée du génie de la Perse et de l'Égypte grecque, l'unité s'épanouit, et elle embrassa le monde dans l'égalité de la charité divine. La Grèce μuotóxos, mère du mythe et de la parole, expliqua la bonne nouvelle; il ne fallut pas moins que la merveilleuse puissance analytique de la langue d'Aristote pour dire aux nations le verbe du muet Orient.

Au point du plus parfait mélange des races européennes, sous la forme de l'égalité dans la liberté, éclate le verbe social. Sa révélation est successive; sa beauté n'est ni dans un femps ni dans un lieu, Il n'a pu présenter la ravissante harmonie par laquelle le verbe moral éclata en naissant: le rapport de Dieu à l'individu était simple; le rapport de l'humanité à elle-même dans une société divine, cette translation du ciel sur la terre, est un problème complexe, dont la longue solution doit remplir la vie du monde; sa beauté est dans sa progression infinie.

C'est à la France qu'il appartient et de faire éclater cette révélation nouvelle et de l'expliquer. Toute solution sociale ou intellectuelle reste inféconde pour l'Europe, jusqu'à ce que la France l'ait interprétée, traduite, popularisée. La réforme du Saxon Luther, qui replaçait le Nord dans son opposition naturelle contre Rome, fut démocratisée par le génie de Calvin. La réaction catholique du siècle de Louis XIV fut proclamée devant le monde par le dogmatisme superbe de Bossuet. Le sensualisme de Locke ne devint européen qu'en passant par Voltaire, par Montesquieu qui assujettit le développement de la société à l'influence des climats. La liberté morale réclama au nom du sentiment par Rousseau, au nom de l'idée par Kant; mais l'influence du Français fut seule européenne.

Ainsi chaque pensée solitaire des nations est révélée par la France. Elle dit le Verbe de l'Europe, comme la Grèce a dit celui de l'Asie. Qui lui mérite cette mission? C'est qu'en elle, plus vite qu'en aucun peuple, se développe, et pour la théorie et pour la pratique, le sentiment de la généralité sociale.

A mesure que ce sentiment vient à poindre chez les autres peuples, ils sympathisent avec le génie français, ils deviennent France; ils lui décernent, au moins par leur muette imitation, le pontificat de la civilisation nouvelle. Ce qu'il y a de plus jeune et de plus fécond dans le monde, ce n'est point l'Amérique, enfant sérieux qui imitera longtemps;

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