5 comptes avec Balbus. A une heure, l'escorte se dirigea vers la maison de Cicéron; mais on se contenta de mettre une garde chez lui, et le reste des cohortes campa dans la plaine. César ordonne à ses licteurs de baisser leurs faisceaux devant le sauveur de Rome, et il embrasse celui dont il craint la vertu, le génie, et l'autorité. A deux heures, pendant qu'il était dans le bain, on vient lui dire que la veille à Rome, au théâtre de Marcellus, le peuple, par une allusion maligne, lui avait appliqué un vers d'une comédie de Labérius; que Fabius Maximus, nommé par lui au consulat depuis trois mois, se présentant le même jour à l'orchestre, et les licteurs disant, Place au consul, le peuple avait crié, Non, il n'est pas consul; que partout on avait affiché dans Rome, On est prié de ne pas montrer aux nouveaux sénateurs le chemin du sénat, et que sous sa propre statue on avait écrit ces mots : Brutus, quia reges ejecit, consul primus factus est; Hic, quia consules ejecit, rex postremo factus est. César, fatigué de tous ces rapports, dont plusieurs lui avaient été faits déjà deux et trois fois, demanda, pour se délasser, les nouvelles poésies de Catulle. Il y trouva l'épigramme contre Mamurra, qui est bien plutôt une épigramme contre César : Quis hoc potest videre, quis potest pati, etc. 1 Ce reproche, répété encore dans d'autres pièSuétone, Cæs., c. 80. 2 Catull., carm. 29. ces', Imperator unice, dut le blesser d'autant plus qu'il pouvait y voir la pensée secrète de tous les Romains, indignés d'obéir à un seul maître. Il voulut même se mettre en colère, et donner des ordres à Cassius Barba*, qui commandait le détachement; mais il se rappela l'autre épigramme : Nil nimium studeo, Cæsar, tibi velle placere, Nee scire, utrum sis albus, an ater homo. 3 Il se rappela surtout que Cicéron était un des protecteurs de Catulle, et, sans changer de visage, il se contenta d'inviter le poète à dîner pour le lendemain, et de faire lui-même une épigramme contre lui. Cicéron, instruit des accidents de la matinée, s'attend à quelque froideur; mais César paraît tout occupé de plaire à son hôte; on croirait qu'il a tout oublié. Le festin fut magnifique; outre la table de César, il y en eut trois pour sa suite; ses affranchis, ses esclaves furent noblement traités 7. Il serait assez curieux de supposer quels purent être les propos des subalternes, étonnés, sans doute, de voir leur maître à table chez le Pompéien le plus illustre et le plus fidèle; mais quelle fut la conversation du maître lui-même? « Elle fut, dit Cicéron3, vive, piquante, variée on parla beaucoup Carm. 54. - 2 Ad Att., XIII, 52. 3 Catull., carm. 92. 4 Id., carm. 49. 5 Ad Att., XIII, 52. 6 Suétone, Cæs., c. 73. -Ad Att., XIII, 52. 8 Ibid. de littérature. » On croira sans peine à l'agrément de ces entretiens; l'auteur de la tragédie d'OEdipe' et de ces Commentaires que Cicéron regarde comme un modèle de simplicité noble', devait parler de l'art d'écrire avec beaucoup de justesse et de goût. Ces deux grands hommes semblaient n'examiner alors dans leurs ouvrages que le style, la composition, les traits ingénieux; César, en lisant l'Éloge de Caton, s'efforçait de n'admirer que l'éloquence; et Cicéron disait de l'Anti-Caton de César, qu'il avait été fort content du style. 3 Je m'imagine voir César se faisant lire, à la fin du repas, quelques endroits des derniers ouvrages du philosophe consulaire, La plupart sont adressés à Brutus ; Brutus aussi avait fait un Éloge de Caton, son oncle, dont il venait d'épouser la fille"; mais César ne négligeait rien pour le ramener à son parti; et il aimait ces occupations paisibles et ce commerce litté raire de deux hommes qui lui semblaient moins à craindre dans la retraite de Tusculum que dans la tribune ou au sénat. Les Tusculanes, que Cicéron écrivait alors 3, méritaient surtout Pattention de César; sans cesse il voyait ses plus intimes amis, Hirtius, Dolabella, etc., quitter Rome pour venir s'enfermer avec Cicéron dans sa maison de Tusculum, et prendre Suétone, Cæs., c. 56. 2 Brut., c. 75. - 3 Ad Att., XIII, 50. - Ibid., XIII, 9. 5 Ibid., XIII, Ep. fam., VII, 32; IX, 18, 32. etc. part à ses discussions philosophiques. Quel intérêt ne devait pas lui inspirer un ouvrage où ces entretiens, dignes de l'école de Platon, sont racontés par le rival de Démosthène ! Il n'y a rien là qui inquiète sa politique; les Romains eux-mêmes doivent être charmés du spectacle que cet ouvrage va leur offrir. Quelle confiance! quelle sécurité! sous la dictature de Sylla, les premiers citoyens de Rome osaientils s'entretenir, comme des philosophes grecs sur l'immortalité de l'âme et sur la vertu? Le lecteur ouvre le livre au hasard, et fait entendre ces mots : Pompée, notre ami commun, se trouvant à Naples, y tomba dangereusement malade. Dès que le danger fut passé, à Naples, à Pouzzol, on se couronna de fleurs; toutes les villes le félicitèrent petites flatteries dignes des Grecs, mais qui prouvent au moins du bonheur. S'il fût donc mort dans ce temps-là, eût-il quitté des biens ou des maux? Assurément des maux, et très cruels. Il n'eût pas fait la guerre à son beau-père; il ne s'y fût pas engagé sans préparatifs; il n'eût pas abandonné ses foyers; il ne se fût pas exilé d'Italie; il ne fût pas tombé, après la déroute de son armée, seul et sans défense, entre les mains de misérables esclaves qui le poignardèrent; il n'eût pas laissé ses enfants dans la détresse; toute son opulence n'eût pas été la proie des vain 1 Servus anagnostes, Ep.fam., V, 9; ad Att., I, 12. queurs. En mourant plus tôt, il mourait comblé de gloire. Quels affreux, quels incroyables maux une plus longue vie lui a-t-elle réservés ! » A cette lecture, César, qui venait de poursuivre jusqu'en Espagne les enfants de Pompée, se sent ému; il est près de verser des larmes, comme le jour où le satellite de Ptolémée vint lui présenter la tête du vaincu de Pharsale. « Et moi peut-être aussi, s'écrie-t-il, j'aurai vécu trop long-temps! 2 << Non, lui répond son hôte, si Rome, enfin pacifiée par vos armes, par votre clémence, renaît sous vos auspices, et retrouve la liberté et la gloire; si l'auguste corps du sénat, toujours formé de ceux qui auront servi l'état dans les premières magistratures, redevient véritablement le conseil public, et n'est plus la récompense banale d'une fidélité mercenaire, l'asile d'une foule d'hommes obscurs, et même d'étrangers, qui n'auraient pas eu droit à un seul suffrage dans nos anciens comices; si les consuls, ces nobles et fermes appuis de la constitution romaine, ces chefs librement élus, qui, depuis l'expulsion des Tarquins, nous garantissent de la tyrannie d'un seul, plus forts, avec leur pouvoir légitime d'une année, qu'un despote après dix années d'usurpation, gardent dans la république la place qu'ils ont Tuscul., I, 35.2 De Divinat., II, 9; pra Marcell., c. 7. |