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L'ADVERBE.

§ 58.

Je n'ai pas l'intention de faire ici une étude complète sur l'emploi des adverbes et des particules chez T.-Live; je veux seulement signaler deux traits qui distinguent sa langue de celle de Cicéron et de César : l'un, c'est que plusieurs adverbes ont déjà perdu chez lui leur vrai sens; l'autre, c'est que l'emploi des adverbes pour tenir lieu d'adjectifs semble devenir chez lui bien plus fréquent et plus libre.

§ 59.

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I.

-

ADVERBES AYANT PERDU LEUR VRAI SENS.

L'emploi inexact de certains adverbes est un des signes qui marquent chez T.-Live que l'ancienne pureté de la langue commence à s'altérer; on peut citer l'emploi de adhuc, in vicem, ceterum, quoque.

a. Adhuc 1.

Le vrai sens de ce mot, employé comme adverbe de temps, est << jusqu'ici 2, » ou bien «< maintenant encore. » En parlant du passé, « encore » se rend, dans la bonne langue, par etiam ou etiam tum :

Térence, Eun., 1, 2, 33 « neque scibat neque per ætatem etiam potis erat. Andr., 1, 1, 88-89 « in funus prodeo (présent historique), | nil suspicans etiam mali. » Cicéron, In Verr., II, 3, 23, 56 « cum iste etiam cubaret. César, 6, 30, 2 « magno accidit casu ut in ipsum incautum etiam atque imparatum incideret. 6, 43, 4 « ut modo visum ab se Ambiorigem in fuga circumspicerent captivi nec plane etiam abisse ex conspectu contenderent. » Salluste, Cat. 14, 5: « eorum animi, molles etiam et fluxi, dolis haud difficulter capiebantur »; 61, 4 « Catilina...

1. Voy. Madvig, dans son édition du de finibus, 5, 6, 16.

2. Par exemple, Térence, Heaut., 5, 2, 47 « adhuc quod factumst. » Cic., Ad Att., 3, 14, 2 « non commovi me adhuc Thessalonica. » Ad fam., 6, 14, 3 « Cæsari..., sicut adhuc feci, libentissime supplicabo. » Cés., De b. G., 3, 22, 3 « neque adhuc repertus est quisquam. » De b. c., 3, 57, 2 << sese nihil adhuc Corn. Nép., Milt., 5, 5 « qua pugna nihil adhuc exstitit nobi

...

arbitrari, etc.

lius. »

...

3. Leçon des Parisini nos 500 et 1576; d'autres mss. portent molles ætate efluxi; Jordan écrit: molles et fluxi.

D

inter hostium cadavera repertus est, paululum etiam spirans. Virgile, En., 6, 482-485 : « quos ille omnes longo ordine cernens | ingemuit, Glaucumque Medontaque, etc... Idæumque etiam currus, etiam arma tenentem. » Térence, Hec., 1, 2, 70 a narratque (présent historique) ut virgo ab se integra etiam tum siet. » César, De b. c., 3, 13, 3 « perterrito etiam tum exercitu princeps Labienus procedit. » 3, 93, 6 « pugnantibus etiam tum ac resistentibus in acie Pompejanis. Salluste, Jug., 21, 2 « obscuro etiam tum lumine milites Jugurthini signo dato castra hostium invadunt »; 109, 3 post diem decumum redire jubet ac nihil etiam tum decrevisse, sed illo die responsurum » 1.

D

Peu à peu cependant adhuc finit par prendre un sens aussi large que celui de encore en français. Toutefois cet emploi inexact de adhuc semble être resté étranger aux autres prosateurs classiques ; T.-Live, au contraire, emploie déjà plusieurs fois adhuc en parlant du passé :

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1. Etiam s'emploie de même en parlant du présent ou du futur : Térence, Andr., 3, 2, 23 « non satis me pernosti etiam » (cf. Eun., 2, 3, 69. 5, 8, 62). Andr., 5, 4, 37 « at mihi unus scrupulus etiam restat. » Heaut., 1, 2, 1 « nil adhuc est quod vereare, Clinia: haudquaquam etiam cessant; » 14 « incertumst etiam » (cf. encore 3, 1, 24, Hec., 4, 3, 8, Phorm., 1, 3, 22. 3, 1, 10. 5, 5, 3). Andr. 1, 2, 30 « nondum etiam » (cf. 4, 5, 12). — Eun., 4, 4, 49 « siquidem tu me hic etiam, nebulo, ludificabere. » Heaut., 2, 4, 22 « diu etiam duras dabit. » Cicéron, In Cat., 1, 1, 1 « quamdiu etiam furor iste tuus nos eludet?»> Virgile, Georg., 3, 188-189: « audeat... invalidus etiamque tremens, etiam inscius ævi. » 2. On remarquera qu'au point de vue étymologique encore (= hanc horam) est à peu près l'équivalent de adhuc.

3. On cite chez Cicéron: Ad Att., 7, 12, 1 « unam adhuc a te epistulam acceperam. » De div., 2, 2, 4 « adhuc hæc erant: ad reliqua alacri tendebamus animo; » mais, dans le premier de ces deux passages, le plus-que-parfait remplace en réalité le parfait, par suite d'une habitude bien connue du style épistolaire latin (cf. Ad Att., 10, 15, 1; voy. Madvig, Lat. Sprachl., 3o éd., § 345), et il faudrait dire en français: «< jusqu'ici je n'ai reçu qu'une lettre de toi » dans l'autre passage le sens est: « voilà les ouvrages philosophiques que j'avais terminés jusqu'ici » ; adhuc s'oppose à « nunc (après la mort de César), quoniam de re publica consuli cæpti sumus, etc., » qui vient plus loin (§ 7); dans l'un et l'autre cas adhuc conserve donc son vrai sens. Il est vrai qu'en trois passages (et peut-être encore ailleurs) Cicéron a gardé dans le style indirect adhuc du style direct (cf. plus haut, p. 162-163) In Verr. II, 4, 12, 27 << negavit adhuc pervenisse. » De or., 1, 21, 94 « scripsi etiam illud quodam in libello ..., disertos cognosse me nonnullos, eloquentem adhuc neminem. » De fin., 5, 6, 16 « vidit non modo quot fuissent adhuc (jusque-là) philosophorum de summo bono, sed quot omnino esse possent sententiæ; » mais, en dehors du style indirect, Cicéron n'eût certainement pas dit, dans un récit : « adhuc neminem cognoverat. » Tout ce qu'il y a à conclure de là, c'est que, dans le style indirect, pour rendre l'idée de encore, on pouvait soit garder adhuc, soit employer etiam tum (voy. plus haut l'exemple de Salluste, Jug. 109, 3.)

6, 33, 2 cum... Latinos ex diutina pace nova defectio recentibus adhuc animis ferociores ad perseverandum in bello faceret.

9, 6, 12 non hiscere quemquam præ metu potuisse, tamquam ferentibus adhuc cervicibus jugum, etc.

10, 31, 1 nec in Samnitibus adhuc nec in Etruria pax erat.

21, 48, 4 quamquam gravis adhuc vulnere erat.

23, 33, 3 utrius populi mallet victoriam esse, incertis adhuc viribus, fluctuatus animo fuerat.

24, 22, 8 inflata adhuc (= etiam tum) regiis animis ac muliebri spiritu.

25, 37, 14 inde in castra avidos adhuc cædisque et sanguinis reduxit. (Cf. 25, 39, 9 cum his tam securis solutisque Romani, calentes adhuc ab recenti pugna..., prælium ineunt », où le présent équivaut logiquement à un passé.)

27, 40, 8 memoriæ proditum est plenum adhuc iræ in cives M. Livium in bellum proficiscentem, etc.

33, 49, 7 Ephesi regem est consecutus, fluctuantem adhuc animo.

Chez les écrivains de l'époque impériale, adhuc devient tout à fait synonyme de etiam (même devant un comparatif), comme on en peut juger par les exemples suivants :

a

Quintilien, 1, 5, 22 « adhuc difficilior ». 2, 15, 28 « adhuc concitatior. » 29 « adhuc autem ... manifestius. » 2, 21, 6 « atque adhuc alibi. » 10, 1, 99 « plus adhuc habitura gratiæ ». Sénèque, Nat. quæst., 4, 8« unam rem adhuc adiciam. » Epist., 49, 3.« adhuc puncto minus. » Suétone, Tib., 17. amplior adhuc cumulus, etc. - Cf. Kühner, II, p. 971972. Golzer, Grammaticæ in Sulpicium Severum observationes (Paris, 1883), p. 92-93 1.

...

b. In vicem 2.

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§ 60. - In vicem veut dire « alternativement, à son tour »; « réciproquement » se dit inter se, et il faut remarquer que, dans ce cas, le verbe actif n'est jamais accompagné du complément qu'il demanderait : «< ils s'aiment réciproquement » se dit : « amant inter se, » et non « se amant inter se. >>

...

Tér., Ad., 5, 3, 41-42 « video eos sapere, intellegere, inter se amare. » Plaute, Capt. 2, 3, 60 videas corde amare inter se. » Mil. 5, 1, 39-40 « nil cessarunt illico | osculari atque amplexari inter se. » Stich. 5, 4, 45 (Fleckeisen) amare inter se rivales duos. » Cic., In Cat., 3, 5, 13 « furtim nonnumquam inter se aspiciebant. » De or., 2, 3, 13

1. M. Golzer cite déjà un exemple semblable chez Plaute, Truc., 5, 1, 18

« addam minam adhuc istic postea,» mais ce texte n'est qu'une correction plus que douteuse: voy. l'édition de Spengel (Göttingen, 1868).

2. Dräger, I, p. 401 de la 2e éd.; Kühner, II, p. 449-450.

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qui cum inter se... amicissime consalutassent. » De am. 22, 82 « neque solum colent inter se ac diligent. Ad Att., 6, 1, 12 « Cicerones pueri amant inter se. » Cés., 4, 25, 5« cohortati inter se. » De même 6, 8, 1 et 40, 4« inter se cohortati. » De b. c., 1, 12, 3 « ut contingant inter se. ▾ T.-Live, 21, 28, 11 « urgentes inter se. » 21, 43, 18 « ignotos inter se ignorantesque (inter se). » 23, 47, 4 « inter se ludificantes. » 24, 16, 10 complexi inter se gratulantesque. » Dion, 4, 1 « cum inter se timerent. »> Eum, 4, 2 « inter se complexi. Chez Térence, Ad., 2, 4, 7, « quasi nunc non norimus nos inter nos, » le premier nos doit être considéré comme un nominatif.

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De même, avec un verbe gouvernant le datif : Corn. Nép., Arist. 1, 2 « obtrectarunt inter se. »

Inter se peut être accompagné de in vicem: T.-Live, 9, 43, 17 in vicem inter se gratantes. » Pline, Hist. nat., 17, § 239, « necant in vicem inter sese. » C'est peut-être pour avoir été employé ainsi que in vicem finit par être pris dans le sens de « réciproquement. >>Cet emploi de in vicem, qui est peut-être d'origine vulgaire, est fréquent à l'époque impériale, et au lieu de amant inter se on dit alors, soit amant in vicem, soit, plus rarement, amant se in vicem.

Phèdre, 3, 7, 3: dein salutant in vicem.

Quintilien, 1, 4, 16: 0 atque U permutatæ in vicem. 2, 2, 10 illa vero vitiosissima quæ jam humanitas vocatur in vicem qualiacumque laudandi. 4, 5, 13 hæc in vicem obstare. 5, 13, 33 hæc... pugnare in vicem. 7, 10, 17 quæ in vicem complectantur. Ibid. quasi in vicem ignotæ collidentur. 8, 5, 26 densitas earum obstat in vicem. 12, 10, 1 plurimum... in vicem differunt.

Pline, Hist. nat., 36, § 117 ne in vicem obstreperent.

Pline, Epist. 7, 20, 7 ut in vicem ardentius diligamus. Paneg. 51, cebit... civibus tuis in vicem contueri.

4 li

Tacite, Hist. 2, 47 experti in vicem sumus ego ac fortuna. 3, 46 cuncta in vicem hostilia. Ann. 12, 47 cruorem... in vicem lambunt. 13, 2 juvantes in vicem. 14, 17 in vicem incessentes 1.

Justin, 8, 3, 14 in vicem metuentes.

Il n'y a que peu de passages où in vicem soit accompagné du réfléchi Argument des Ménechmes de Plaute, 10: ibi se cognoscunt... in vicem. Justin, 11, 9, 13 in vicem se amplexa. 13, 2, 2 nec minus milites quam in vicem se timebant. Cf. Querolus, éd. Havet, 55, 6.

On ne rencontre peut-être pas encore chez T.-Live la construction amant in vicem, mais, avec des substantifs verbaux, il emploie

1. Forcellini cite à tort Suétone, Tib. 23, où il y a : « in vicem (à mon tour) eum odero. »>

2. Voy. toutefois 23, 33, 3 « cum percontando in vicem cognitum esset, etc., » où il était difficile d'employer inter se.

plusieurs fois in vicem au lieu de inter se : 3, 6, 3 « ministeria... in vicem »; 6, 24, 7 « adhortatio in vicem »; 9, 3, 4 « his in vicem sermonibus >> ; 41, 3, 3 « cum... cæde in vicem militum nautarumque. » Dans plusieurs de ces exemples, l'expression in vicem joue tout à fait le rôle d'un adjectif (= mutuus). Cf. inter se, p. 122.

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c. Ceterum 1.

§ 61. Le sens primitif de ce mot est: « sous tous les autres rapports, à part cela; » par exemple: Cicéron, Ad Qu. fr., 2, 12 (14), 1 « ego me in Cumano et Pompejano, præterquam quod sine. te, ceterum satis commode oblectabam 2. » Mais ceterum s'employait aussi comme le français « du reste » pour marquer une transition ou une opposition, et cet emploi conduisit certains auteurs, par exemple Salluste et T.-Live, à prendre ceterum tout à fait dans le sens de sed 3.

Salluste, Cat., 51, 26 «illis merito accidet quicquid evenerit, ceterum vos... quid in alios statuatis considerate.» Jug.,2, 4 « quo magis pravitas eorum admiranda est qui ... per luxum atque ignaviam ætatem agunt, ceterum ingenium ... torpescere sinunt. » 14, 1 « uti regni Numidiæ tantummodo procurationem existumarem meam, ceterum jus et imperium penes vos esse. » 82,1 « non temere neque. omnibus locis pugnandi copiam facit, ceterum haud procul ab Cirta ... reges opperitur. » 83, 1 << omne bellum sumi facile, ceterum ægerrume desinere.» 76,1 « simulabat sese negotii gratia properare, ceterum proditionem timebat. » (Voy. d'autres exemples chez Constans, De sermone Sallustiano, p. 43.)

...

T.-Live, 2, 3, 1 « cum haud cuiquam in dubio esset bellum ab Tarquiniis imminere, id quidem spe omnium serius fuit, ceterum, id quod non timebant, per dolum ac proditionem prope libertas amissa est. » 9, 21, 1 « non consulibus ab se creatis, Sp. Nautio et M. Popilio, ceterum dictatori L. Æmilio legiones tradiderunt. » 28, 11, 7 « id quamquam nihil portendentibus Deis, ceterum neglegentia humana acciderat,tamen, etc. » ici ceterum correspond même à l'allemand sondern).

Cf. encore 1, 48, 8. 5, 47, 8. 21, 6, 1; 14, 3; 18, 4; 28, 6; 32, 2. 22, 12, 5; 18, 1; 46, 4; 50, 2; 59, 2. 23, 15, 2; 37, 9. 24, 8, 11; 21, 5; 23, 8; 30, 7; 42, 3; 45, 13; 49, 1. 25, 11, 14; 27, 1 et 12; 34, 9; 36, 1; 37, 8; 40, 2. 26, 16, 7. 29, 26, 1. 30, 5, 8, etc.

1. Dräger, II, p. 132 de la 2e éd.

2. Je signale en passant une étourderie de Lupus (Der Sprachgebr. d. Corn. Nep., p. 61), qui, transcrivant inexactement une remarque de Dräger (Syntax u. Stil des Tac., 21), dit que ceterum ne se rencontre pas du tout chez Cicéron. 3. Les exemples cités par Dräger ne sont pas tous également concluants; dans plusieurs, ceterum marque une opposition moins forte que sed et peut se traduire encore par « du reste » ou « mais du reste »; ce sens forme la tran sition entre le sens primitif et le sens de « mais. »

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