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DE L'EUROPE

RELATIVEMENT

À L'AMÉRIQUE ET À LA GRÈCE.

PAR M. DE PRADT,

ANCIEN ARCHEVÊQUE DE MALINES.

Le genre humain est en marche, et rien ne le fera rétrograder.

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VRAI SYSTÈME

DE L'EUROPE,

&c. &c.

CHAP. X.-Que perdent l'Espagne et la Turquie?
que gagne l'Europe?

Ici reviennent les considérations relatives aux spécialités de chaque colonie: celles-ci doivent être appréciées d'après leur éloignement de la métropole, leurs richesses, leur étendue, leur population, leur voisinage, et la facilité de les garder. Autre chose est une colonie qui forme un monde entier, telle que l'Amérique, autre chose sont des points isolés, tels que la Jamaïque et la Guadeloupe, ou des arsenaux tels que la Martinique et Antigoa; autres sont des colonies très peuplées, ainsi que l'est le Mexique, ou des colonies désertes, comme celle de la pointe d'Afrique, le Cap et la Nouvelle-Hollande; il faut tenir un compte exact de ces différences, pour évaluer une colonie et fixer ce qu'il y a à perdre ou bien à gagner dans sa séparation ou dans sa conservation. Quand une colonie est vaste, riche, peuplée, les accroissemens du commerce provenant infailliblement de l'introduction de la liberté, peuvent servir d'indemnité pour la perte de la propriété territoriale et souveraine. Il y a plus, quand la métropole peut prendre part à ces profits, dans quelques cas, elle peut avoir à gagner en perdant sa colonie, c'est-à-dire en la laissant s'affranchir. Cette théorie n'est pas vaine; il en existe sous le soleil un exemple visible pour tout l'univers, et bien fait pour dissiper tous les préjugés, même chez les esprits les plus revêches; c'est celui de l'Angleterre vis-à-vis des Etats-Unis! Que n'aurait-elle pas gagné à ne pas leur coutester leur indépendance! Quels regrets ne doit-elle pas avoir aux dix-huit cents millions qu'elle a dépensés pour l'empêcher? Que faisait-elle en s'opposant à l'émancipation de son Amérique ? Le

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voici elle se ruinait pour fermer la source de sa plus grande prospérité commerciale, car les Etats-Unis libres vendent au commerce anglais quatre fois plus que les colonies américaines ne faisaient; et cette extension du commerce va toujours en croissant, car il est dans sa nature d'aller toujours en augmentant. On pourrait dire que l'Angleterre aurait aujourd'hui le même intérêt à perdre l'Inde ; elle a fait à l'égard de ce pays tout ce qu'elle avait intérêt d'y faire; 1° égaler l'industrie indienne; 2° y créer le goût des consommations de l'Europe. Arrivées à ce point, ni l'Angleterre, ni l'Europe n'ont plus besoin de la souveraineté de l'Inde; elles ne doivent plus songer qu'à affermir et à étendre l'empire de leur commerce dans cette contrée. L'extension des relations commerciales avec elle est leur seul intérêt. En se démettant de la souveraineté, elles gagneront les frais de garde et de guerre, elles auront les bénéfices du commerce en produit net. L'Europe a pris la supériorité dans les arts sur l'Inde; celle-ci bénéficiait sur l'Europe par cette supériorité; elle a passé du côté de l'Europe; elle n'a donc plus besoin de la souveraineté, ou si elle la retient encore, ce ne peut plus être que comme le moyen d'étendre son commerce dans l'Inde. Par la même raison, quand la grande colonie du Cap, quand la Nouvelle-Hollande auront acquis une population nombreuse, l'Angleterre pourra également s'en détacher, en se bornant au commerce avec elles. Je me sens fortifié dans la foi à cette théorie, par ce que lord Palmerston, ministre de la guerre en Angleterre, a insinué au Parlement dans une de ses dernières séances, sur l'opportunité de la conservation de ses colonies pour l'Angleterre. Cette opinion, d'un genre bien neuf, au milieu des préjugés qui règnent encore sur cette matière, provient des lumières nouvelles que plus de réflexions et de faits ont données sur la vraie direction des sociétés. On a été à portée de reconnaître ce qui les sert ou qui leur nuit ; et dans cette honorable carrière, la justice oblige à l'avouer, le gouvernement anglais prend une glorieuse initiative; chaque jour il abat un pan du vieil édifice des préjugés malencontreux qui ont si long-temps pesé sur l'Europe, composé une direction désastreuse pour elle, et obstrué les voies de la vérité. Mais enfin, celle-ci s'est fait jour; elle éclaire d'une lumière nouvelle toute cette question des colonies, une des plus maltraitées de toutes celles qui ont pris place dans la direction des sociétés et des intérêts humains. Cette lumière moutre et fait ressortir le principe élémentaire dans l'ordre colonial, celui que la souveraineté et la propriété n'y sont pas toujours nécessaires, et qu'elles peuvent être suppléées avec avantage par l'extension du commerce. Voilà la nouvelle clarté à la lueur de laquelle on va désormais marcher, et qui de plus révèlera la vérité la plus précieuse pour le genre humain; c'est que le moyen de prospérer soi-même, est de faire prospérer les autres, et tel est l'effet

infaillible du commerce. Jusqu'ici, on a voulu prospérer par le mal d'autrui; mieux informés, on ne cherchera plus à le faire que par le bonheur général. D'après ce principe, recherchons ce que Ï'Espagne retirait de l'Amérique, par la souveraineté et par la propriété, et voyons ce qu'elle peut récupérer par les relations cominerciales croissantes avec l'Amérique ; ce que lui valait l'Amérique colonie, et ce que peut lui valoir l'Amérique indépendante, et amé liorée par l'indépendance.

Depuis l'ouverture des douze ports de la Péninsule avec l'Amérique, en 1778, le produit net de l'Amérique pour le gouvernement de l'Espagne, a été annuellement de 60,000,000 f. On ne peut pas évaluer également les produits du commerce; car ils se composaient en grande partie d'objets étrangers; il passait par des mains étrangères, et aboutissait à des marchés étrangers; presque toutes les maisons de commerce en Espagne étaient étrangères ; de plus, il faut tenir compte des frais de guerre et des pertes occasionnées par les interruptions de commerce que causaient les guerres : alors l'Espagne était obligée de recourir à des voies détournées pour faire arriver chez elle ses revenus américains, et cette voie est toujours fort chère. De 1761 à 1814, dans un espace de cinquantetrois ans, l'interruption par la guerre en a rempli dix-neuf, c'est-àdire plus du tiers. Si toutes les pièces de cette grande comptabilité étaient recueillies avec soin, peut-être, au grand étonnement de tout le monde, finirait-on par trouver que l'Espagne n'a rien gagné, et qu'elle a perdu à posséder l'Amérique. L'état dans lequel cette riche possession, après trois cents ans de jouissance, a laissé l'Espagne, autorise à ne pas regarder cet aperçu comme arbitraire. Supposons un autre ordre de choses, celui qui existe; l'indépendance de l'Amérique peut-elle offrir à l'Espagne de quoi compenser la perte de sa souveraineté ? pour cela, il faut voir ce qu'est l'Espagne, et ce que va être l'Amérique indépendante.

L'Espagne n'a-t-elle pas dans son propre sein, abondance et excellence de toutes choses? L'Espagne ne fait-elle point partie de cette zone éclairée et policée dans laquelle l'esprit humain, père des arts, des talens, de l'industrie, peut s'exercer librement? Qui borne l'Espagne dans le développement de ses facultés, dans l'exploitation de son sol, dans la fabrication de ses matières premières, dans l'amélioration de ses champs et de ses ateliers? Où donc se montre l'obstacle? Dans les choses ou dans les hommes ? Quand l'Espagne voudra, elle centuplera ses moyens de commerce avec l'Amérique; ne l'a-t-elle pas fait en 1778, à l'époque de l'ouverture des douze ports? alors la Catalogne et les Asturies changèrent de face. L'Espagne a, pour se rassurer sur ces pertes tant redoutées, un exemple personnel. L'exclusif du commerce passait chez elle pour le pivot de l'ordre colonial, pour le palladium de ses intérêts

en Amérique; il fallait le maintenir à tout prix. Le conseil des Indes à Madrid aurait cru que tout était perdu par l'infraction de cette vieille loi. Qu'arrive-t-il dans ce moment même ? Pendant la guerre de 1796 à 1814, l'île de Cuba rompt l'exclusif du commerce espagnol, et ouvre tous ses ports; en 1814, l'Espagne reparaît, mais elle revient avec son vieux système. On veut bien d'elle, mais non plus de son régime; il faut y renoncer ou subir l'indépendance. Les hommes de routine ne manqueront pas de croire qu'avec la perte de son exclusif à la Havane, l'Espagne y a perdu tous ses revenus? C'est tout le contraire qui a lieu. Le port de la Havane, qui, sous le régime exclusif, ne recevait pas vingt vaisseaux par an, en a compté douze cent cinquante en 1824; les quatre autres ports de l'île en ont reçu dans la même proportion. Qu'ou interroge les registres de la douane à Cuba, et que l'on voie si, dans cette liberté de commerce qui a procuré ce prodigieux accroissement du mouvement commercial, si, dans l'accroissement du produit des terres, de leur prix, de l'industrie et des consommations, il ne se trouve pas un dédommagement surabondant pour les pertes qu'a pu occasionner la suppression de l'exclusif. Quand l'Espagne possédait l'île de la Trinité, elle la possédait en vain, car elle l'avait complètement stérilisée; le régime anglais et le voisinage de la côte ferme l'ont prodigieusement vivifiée dans le cours de quelques années. Supposons que l'Espagne, après avoir cessé de la posséder, établisse des relations commerciales avec elle; ne tirerait-elle pas par cette voie des produits plus abondans qu'elle ne le faisait par la propriété même? Eh! qu'importe la source du produit? le moyen n'y fait rien; qu'il vienne par la souveraineté ou par le commerce, quelle est la différence? Celle-ci n'existe point par le principe, mais par le résultat, la quotité; la même chose se représente encore à la Nouvelle-Orléans. Que rendait-elle à l'Espagne par la propriété ? Qu'était-elle pour l'Espagne par la souveraineté? En 1824, elle a admis huit cents vaisseaux, là où, sous le régime de l'Espagne, elle n'en recevait pas vingt. Cette augmentation de richesse n'offre-t-elle pas à l'Espagne, quand elle le voudra, un dédommagement bien supérieur à la perte qu'elle a pu faire par la cession de la souveraineté et du territoire? L'Espagne se trou-. vera, vis-à-vis de son Amérique, dans la position où l'Angleterre s'est placée vis-à-vis de la sienne; elle croyait y perdre, elle y a immensément gagné. Et comment douter de ce résultat, en contemplant le superbe et immense marché de l'Amérique libre de tout demander, de tout recevoir, de tout produire? Qui peut assigner des bornes à la population d'un sol de cette étendue, de cette richesse, pénétré par tant de fleuves, bordé de tant de rivages, partagé entre l'aspect de l'Asie et celui de l'Afrique? En quoi peut-on comparer les effets de l'ordre passé à ceux du nouveau? Et c'est

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