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PARIS. TYPOGRAPHIE DE FIRMIN DIDOT frères, rue JACOB, 56.

DE M. LE VICOMTE DE

CHATEAUBRIAND

MEMBRE DE L'ACADÉMIE FRANÇOISE.

AUGMENTÉES

D'UN ESSAI SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE L'AUTEUR.

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CHEZ FIRMIN DIDOT FRÈRES, LIBRAIRES,

IMPRIMEURS DE L'INSTITUT DE FRANCE,

RUE JACOB, N° 56.

M DCCC XLIII.

ESSAI

SUR LA

LITTÉRATURE ANGLOISE

ET

CONSIDÉRATIONS

SUR LE GÉNIE DES HOMMES, DES TEMPS ET DES RÉVOLUTIONS.

AVERTISSEMENT.

oublié. Un de mes honorables et savants confrères de l'Académie françoise n'est pas toujours, il est vrai, d'accord avec l'historien des Bardes; M. de la

L'Essai sur la littérature angloise qui précède Rue est Trouvère et M. Raynouard, Troubadour : ma traduction de Milton se compose :

1° De quelques morceaux détachés de mes anciennes études, morceaux corrigés dans les tyle, rectifiés pour les jugements, augmentés ou resserrés quant au texte;

2o De divers extraits de mes Mémoires, extraits qui se trouvoient avoir des rapports directs ou indirects avec le travail que je livre au public;

3° De recherches récentes relatives à la matière de cet Essai.

J'ai visité les États-Unis; j'ai passé huit ans exilé en Angleterre ; j'ai revu Londres comme ambassadeur, après l'avoir vu comme émigré je crois savoir l'anglois autant qu'un homme peut savoir une langue étrangère à la sienne.

J'ai lu en conscience tout ce que j'ai dû lire sur le sujet traité dans ces deux volumes; j'ai rarement cité les autorités, parce qu'elles sont connues des hommes de lettres, et que les gens du monde ne s'en soucient guère : que font à ceux-ci Warton, Evans, Jones, Percy, Owen, Ellis, Leyden, Édouard Williams, Tyrwhit, Roquefort, Tressan, les collections des historiens, les recueils des poëtes, les manuscrits, etc.? Je veux pourtant mentionner ici un ouvrage françois, précisément parce que les journaux me semblent l'avoir trop négligé : on consacre de longs articles à des écrits futiles; à peine accorde-t-on une vingtaine de lignes à des livres instructifs et sérieux.

Les Essais historiques sur les Bardes, les Jongleurs, etc., de M. l'abbé de la Rue, méritent de fixer l'attention de quiconque aime une critique saine, une érudition puisée aux sources et non composée de bribes de lectures, dérobées à quelque investigateur

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c'est la querelle de la langue d'Oc et de la langue d'Oil'.

L'Idée de la poésie angloise (1749) de l'abbé Yart, la Poétique angloise (1806) de M. Hennel, peuvent être consultées avec fruit. M. Hennel sait parfaitement la langue dont il parle. Au surplus, on annonce diverses collections, et pour les vrais amateurs de la littérature angloise, la Bibliotheque anglo-françoise, de M. O'Sullivan, ne laissera rien à désirer.

J'ai peu de chose à dire de ma traduction. Des éditions, des commentaires, des illustrations, des recherches, des biographies de Milton, il y en a par milliers. Il existe en prose et en vers une douzaine de traductions françoises et une quarantaine d'imitations du Poëte, toutes très-bonnes; après moi viendront d'autres traducteurs, tous excellents. A la tête des traducteurs en prose est Racine le fils; à la tête des traducteurs en vers, l'abbé Delille.

Une traduction n'est pas la personne, elle n'est qu'un portrait: un grand maître peut faire un admirable portrait; soit : mais si l'original étoit placé auprès de la copie, les spectateurs le verroient chacun à sa manière, et différeroient de jugement sur la ressemblance. Traduire, c'est donc se vouer au métier le plus ingrat et le moins estimé qui fut oncques; c'est se battre avec des mots pour leur faire rendre dans un idiome étranger un sentiment, une pensée, autrement exprimés, un son qu'ils n'ont pas dans la langue de l'auteur. Pourquoi donc ai-je

Au moment même où j'écris cet éloge de l'abbé de la Rue, dont je ne connois que les ouvrages, je reçois, comme un remerciment, le billet de part qui m'annonce la mort de cet ami de Walter Scott.

ou suspendus sur la cime des rochers comme l'aire des | limons de son lit, sans s'embarrasser si son onde traduit Milton? Par une raison que l'on trouvera à la fin de cet Essai.

Qu'on ne se figure pas d'après ceci que je n'ai mis aucun soin à mon travail; je pourrois dire que ce travail est l'ouvrage entier de ma vie, car il y a trente ans que je lis, relis et traduis Milton. Je sais respecter le public; il veut bien vous traiter sans façon, mais il ne permet pas que vous preniez avec lui la même liberté : si vous ne vous souciez guère de lui, il se souciera encore moins de vous. J'en appelle au surplus aux hommes qui croient encore qu'écrire est un art: eux seuls pourront savoir ce que la traduction du Paradis perdu m'a coûté d'é

tudes et d'efforts.

Quant au système de cette traduction, je m'en suis tenu à celui que j'avois adopté autrefois pour les fragments de Milton, cités dans le Génie du Christianisme. La traduction littérale me paroît toujours la meilleure : une traduction interlinéaire seroit la perfection du genre, si on lui pouvoit ôter ce qu'elle a de sauvage.

Dans la traduction littérale, la difficulté est de ne pas reproduire un mot noble par le mot correspondant qui peut être bas, de ne pas rendre pesante une phrase légère, légère une phrase pesante, en vertu d'expressions qui se ressemblent, mais qui n'ont pas la même prosodie dans les deux idiomes. Milton, outre les luttes qu'il faut soutenir contre son génie, offre des obscurités grammaticales sans nombre; il traite sa langue en tyran, viole et méprise les règles en françois, si vous supprimiez ce qu'il supprime par l'ellipse; si vous perdiez sans cesse comme lui votre nominatif, votre régime; si vos relatifs perplexes rendoient indécis vos antécédents, vous deviendriez inintelligible. L'invocation du Paradis perdu présente toutes ces difficultés réunies : l'inversion suspensive qui jette à la césure du septième vers le Sing, heavenly Muse, est admirable; je l'ai conservée afin de ne pas tomber dans la froide et régulière invocation grecque et françoise, Muse céleste, chante, et pour que l'on sente tout d'abord qu'on entre dans des régions inconnues: Louis Racine l'a conservée également, mais il a cru devoir la régulariser à l'aide d'un gallicisme qui fait disparoître toute poésie c'est ce que je t'invite à chanter, Muse céleste.

Milton, après ce début, prend son vol, et prolonge son invocation à travers des phrases incidentes et interminables, lesquelles produisant des régimes indirects, obligent le lecteur à des efforts d'attention, antipathiques à l'esprit françois. Point d'autre moyen de s'en tirer que de couper l'invocation et l'exposition, de régénérer le nominatif dans le nom ou le pronom. Milton, comme un fleuve immense, entraîne avec lui ses rivages et les

est pure ou troublée.

de

On peut s'exercer sur quelques morceaux choisis d'un ouvrage, et espérer en venir à bout avec du temps: mais c'est tout une autre affaire, lorsqu'il s'agit de la traduction complète de cet ouvrage, la traduction de 10,467 vèrs; lorsqu'il faut suivre l'écrivain, non-seulement à travers ses beautés, et ses lassitudes; lorsqu'il faut donner un égal soin mais encore à travers ses défauts, ses négligences aux endroits arides et ennuyeux, être attentif à l'expression, au style, à l'harmonie, à tout ce qui choisir celui qui paroît le plus beau quand il y en a compose le poëte; lorsqu'il faut étudier le sens, tère du génie de l'auteur; lorsqu'il faut se souvenir plusieurs, ou deviner le plus probable par le caracde tels passages souvent placés à une grande distánce de l'endroit obscur, et qui l'éclaircissent : ce travail, fait en conscience, lasseroit l'esprit le plus laborieux et le plus patient.

J'ai cherché à représenter Milton dans sa vérité; simple, quand je l'ai rencontrée; le Péché a des je n'ai fui ni l'expression horrible, ni l'expression leur chenil, dans ses entrailles; je n'ai point rejeté chiens aboyants, ses enfants, qui rentrent dans cette image. Ève dit que le serpent ne vouloit point lui faire du mal, du tort; je me suis bien gardé de poétiser cette naïve expression d'une jeune femme qui fait une grande révérence à l'arbre de la Science après avoir mangé du fruit : c'est comme cela que j'ai senti Milton. Și je n'ai pu rendre les beautés du Paradis perdu, je n'aurai pas pour excuse de les avoir ignorées.

Milton a fait une foule de mots qu'on ne trouve pas dans les dictionnaires : il est rempli d'hébraïsmes, d'hellénismes, de latinismes : il appelle, par exemple, un Commandement, une Loi de Dieu, la première fille de sa voix; il emploie le génitif absolu des Grecs, l'ablatif absoludes Latins. Quand ses mots composés n'ont pas été trop étrangers à notre langue dans leur étymologie tirée des lanj'ai dit emparadise, fragrance, etc. Il y a quelgues mortes ou de l'italien, je les ai adoptés : ainsi ques idiotismes anglois que presque tous les traducmoins essayé d'en faire comprendre le sens, sans teurs ont passés, comme planet-struck : j'ai du avoir recours à une trop longue périphrase.

Au reste, les changements arrivés dans nos institutions nous donnent mieux l'intelligence de quelques formes oratoires de Milton. Notre langue est devenue aussi plus hardie et plus populaire. Milton a écrit comme moi, dans un temps de révolution, et dans des idées qui sont à présent celles de notre siècle : il m'a donc été plus facile de garder ces tours que les anciens traducteurs n'ont pas osé hasarder. Le poëte use de vieux mots anglois, sou

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